A mon âge on ne déambule pas impunément dans les rues. Après, bien sûr, plus on vieillit et plus ça s'arrange. Passés les quatre vingt-dix balais, vos chances de tomber nez à nez avec un copain d'enfance s'amenuisent grave.
Cependant il me reste encore pas mal de marge, contrairement à l'ineffable Blaise Sanzel lequel fonce direct sur les quatre-vingt-neuf sans se rendre bien compte des risques encourus. Putain, je n'avais pas fini d'antivoler le vélo à la barrière devant la Grande Poste que le vieux birbe me collait déjà le grappin dessus. Pas moyen d'esquiver! Histoire d'entrer en matière il m'a porté l'estocade avec Lavillenie, le héros du jour, le mec que vous ne pouvez pas allumer une télé ni une radio sans entendre les sourates du franchouillisme sportif éperdu de bonheur chauvino-cocoriquesque.
Attention, respect pour le perchiste! Ce type apparaît tellement éloigné des normes qui désormais prévalent au sein de notre belle jeunesse "génération Y", que j'en fus moi même surpris lors des derniers Jeux Olympiques d'été (voir Valeurs...). Cela dit, entre les mains parcheminées du camarade Blaise, le sujet se transforme en arme atomique.
Imaginez : juste avant la guerre le jeune Sanzel sévissait au sein de l'équipe régionale de décathlon. Une discipline dans laquelle, selon ses dires, il excellait. Au point que, sans l'arrivée brutale des Fridolins en 40, le championnat du monde et l'or olympique lui tombaient dans la musette comme la fiente de l'étourneau sur le capot de votre bagnole. Vous répondez quoi, vous, à ça? Sur le velours, il joue l'ancêtre, en vous sortant des pronostics sportifs vieux de trois quarts de siècles et à jamais invérifiés pour cause de cataclysme historique, engloutisseur, entre autres, d'épreuves d'athlétisme.
Comme il se doit de la part de tout casse-couille professionnel, fût-il quasi-centenaire, le saut à la perche constituait son point fort, au gâtouillard. Il sautait plus haut que n'importe lequel de ses copains et comme ces derniers bouffent les pissenlits par la racine depuis lurette, ils ne sauraient le contredire. Un point sur lequel il juge indispensable d'insister c'est le progrès technique. Comprenez bien qu'à son époque on sautait au moyen de manches à balais améliorés, ce qui non seulement accroît le mérite des anciens mais encore explique facilement l'évolution exponentielle des performances, les types d'aujourdhui montant grosso-modo deux fois plus haut que les contemporains de mon vieil emmerdeur.
Seulement pour ce qui me concerne, je n'éprouve même pas le besoin d' exprimer à quel point je m'en bats les breloques des exploits perchologiques de ce cher Blaisou. Parti pour acheter deux-trois bricoles chez différents commerçants du quartier, il m'a bien fallu l'arrêter en plein vol, le pauvre fossile, le planter là comme une andouille. Cependant, parti comme il l'était dans son envolée autolaudatrice, il ne m'a pas vu m'échapper et je vous fous mon billet qu'à l'heure où je vous parle il continue encore à se raconter...après tout, un monologue ça peut se passer d'interlocuteur, par définition...
Manque de pot, juste au moment où je sortais de chez mon pote Abdelkrim Sékhlaoui (ben oui, quoi, en plus c'est lui qui me fournit en saucissons pur-porc, un courageux ce mec) voilà t'il pas que je me casse le pif sur Jacques-Bernard Kipettrovici, le cousin éloigné de M. le Ministre de l'Economie et des Finances. Nom de Dieu la tuile! C'est qu'il se trouve vachement tiraillé, ce brave Kipettrovici, outre son cousin de Bercy, figurez vous qu'il possède également une parenté, certes un peu diffuse mais bien réelle, avec le Sieur Copélovici, dit Copé, le pourfendeur des pains au chocolat et des livres de propagande perverso-sexuelle à destination des enfants du Primaire. Alors forcément, le Cousin, il slalome tout le temps, un peu comme Pinturault mais sans enfourcher les portes, si vous voyez.
-"Tenez vous bien, me balance-t-il sans préavis, nous allons tout droit vers la sortie de crise! Pierrot - faut comprendre Moscou-Vessie, je suppose - me le disait pas plus tard qu'hier soir au téléphone : tous les indicateurs virent au vert, le PIB, l'emploi des jeunes, le CAC boum-hue, le Dow-Jones, le TASE...mais oui, enfin, Tel Aviv Stock Exchange, vous débarquez, mon vieux! Les marges brutes des entreprises, la consommation des ménages, la construction de logements, les cours du camembert et ceux du pain azyme. Tout, vous dis-je! 2014, grâce notamment à notre "Pacte de Responsabilité", sera l'année du rebond, croyez moi, nous repartons pour de nouvelles "trente glorieuses" j'en mettrais mon prépuce à couper si le Rabbin Fornikansky n'y avait pourvu à l'insu de mon plein gré au temps de ma plus tendre enfance. Pour ce qui nous concerne, me direz vous peut être, (encore un qui n'a pas besoin d'interlocuteur) trente glorieuses c'est sans doute plus qu'il n'en faut. Oui, certes, je n'en disconviens pas mais abondance de biens ne saurait nuire et il nous incombe aussi de penser au générations futures...
Et c'est bien là que le bât blesse, voyez vous. Car, ainsi que me le susurait encore ce matin Jean-François, en confidence, le ramassis de gauchiards de merde qui vérolent l'Ecole de la République s'emploie à nous préparer des armées d'analphabètes obsédés sexuels invertis, travaillés de surcroît par l'antisémitisme farouche que véhiculent les Imams de banlieue. Bon, moi ce que j'en dis c'est par pur altruisme, n'est-ce pas, tous les enfants de la famille fréquentent exclusivement les écoles de Notre Communauté, bien sûr, mais ce n'est pas une raison pour laisser l'environnement aller à vau l'eau..."
Là encore, il fallut bien rompre en visière. Que voulez vous, il me restait encore à passer chez le quincailler afin de me procurer le goujon - non voyons, j'ai pas dit le poissonnier- qui manquait à ma bicyclette. Il ferme à midi, le commerçant en question, d'accord il s'en fout Kipettrovici mais bon, salut quand même et vous vexez pas, connard!
Et chemin faisant, hop, qui je me vois foncer dessus, je vous le donne en mille: Jean Trentasseur, l'avocat socialo, ex député de l'ère Mitterrandienne, crédieu, manquait plus que ça. Scandalisé, le mec, indigné pire qu'un Stéphane Hessel parce que le Patronat ose de nouveau s'en prendre aux intermittents du spectacle. Courroucé, le Jeannot, comme quoi l'on s'attaque toujours aux mêmes, les faibles et les opprimés, les damnés de la terre carrément. Pourtant, comme dit si bien Aurélie, ces gens-là nous maintiennent la Culture et la Culture c'est du PIB en pagaille, sans parler des retombées en termes de rayonnement, de francophonie et tout le bouzbir, quoi.
Alors forcément quand je lui ai confié mon peu d'enthousiasme pour financer l'entretien d'une bande de branleurs à un milliard d'Euros sans compter les subventions qu'ils nous bouffent avec leurs conneries, il m'a tourné le dos, le maître et m'a quitté sans l'ombre d'un au revoir. Comment ils sont, tout de même, ces Progressistes!
En attendant, j'ai réussi, in extremis, à faire l'acquisition de mon goujon!
Cinq minutes après, sortant de chez le boulanger avec ma baguette sous le bras j'ai manqué percuter Maurice. Tout défait mon vieux copain, l'oreille basse et l'air profondément marri...n'empêche, lui il m'a flanqué le coup de grâce.
-" T'as vu pour Alain?
-Non...Alain qui d'abord?
-Alain Aslan, quoi...il vient de canner".
Et voilà, encore un qui fout son camp! Et pas n'importe qui, je vous assure, un grand artiste celui-là. D'accord il naviguait dans le figuratif pur et dur...et alors? Il dessinait des pin-ups plus bandantes que nature...et alors? Nous autres on les aimait bien les petites nanas de notre ami Alain, ce qui ne nous empêchait pas d'apprécier à leur juste valeur ses oeuvres de pierre ou de bronze, de la beauté...il en a laissé quelques unes, comme ça, je pense notamment au buste de Dalida, à Paris et puis,bien sûr, ses Marianne, ses affiches. Les toiles j'aimais moins, bon question de goût, il lêchait un peu trop, je trouve, sans doute parce qu'il avait pris l'habitude avec ses merveilleuses gonzesses...mettez vous à sa place...
C'est là qu'on perçoit bien notre monde qui se délite, qui s'en va par petits morceaux, en douce, l'air de ne pas y toucher, il n'en reste déjà plus grand chose...
Bizarre la vie, tout de même, on s'y balade tranquillement et en même temps elle vous enlève le décor, à la fin ce sera tout noir...et puis plus rien.
Amitiés à tous.
Et merde pour qui ne me lira pas.