Ca ne peut pas tout le temps rigoler.
Moi, bien paisible, je me dirigeais vers le fond du car (je préfère, surtout en ce moment)
quand, manque de pot, je me suis senti tiré par les basques de ma vareuse. D'un coup
d'oeil sur ma gauche, j'ai mesuré la cagade qui me tombait sur la gueule. L'ami Sanzel,
Blaise de son prénom, m'invitait gentiment à prendre place à ses côtés. L'enfoiré!
Je n'ai rien de spécial contre ce mec mais la perspective de me taper trois heures de
route en sa compagnie, très peu pour moi, nom de dieu! Sauf que là, pas moyen d'y
échapper.
Le piège venait de se refermer sur le Nouratin piteux et confus.
Faut quand même que je vous l'explique en deux mots, le Blaise. Quatre-vingt-sept
balais aux prunes et toujours ingambe. Il court! Bon, pas exactement aussi vite que
Christophe Lemaitre. mais quand même, il trottine quoi et puis il danse, aussi, le vieux
schnock, un truc de ouf! Mais surtout, oui surtout, il parle, il se raconte, il débite toujours
les mêmes histoires. Les aventures de Blaise Sanzel! Ca lui plaît que voulez vous,
à ce brave homme et moi, en plus, il m'aime bien. Alors j'y ai droit à tous les coups.
Quel con, aussi! D'habitude les congrès et autres bordilleries du même style, je n'y
mets jamais les pieds. Là, je ne sais pas trop... enfin si, j'avais vu le menu, la grande
classe et, du coup, une petite vadrouille gastronomique, ma fois, par les temps qui
courent ça risque de ne pas se représenter de longtemps. Alors j'ai cédé.
Et voilà que je vais me taper le retour avec Sanzel, putain, la punition!
Sans compter que, tout à l'arrière, j'avais repéré deux nanas dont la compagnie eût
enjolivé mon voyage, rien qu'à les mater.
Niqué! Pour moi le spectacle son et lumières ce sera le vieux Blaise sur deux-cent-
cinquante bornes et sans trève ni repos. Ces mecs là ça ne dort jamais. En plus, ça
prend ses précautions avant de partir.
Alors, vous allez vous dire, "regardez moi ce saligaud d'égoïste de Nouratin qui renâcle
à faire la conversation à un pauvre vieux, lequel ne demande qu'un peu de compagnie
et de sollicitude".
La conversation? Quelle conversation? Sanzel il parle. Il ne converse pas, Sanzel.
Ce que vous pouvez lui répliquer il n'en a rigoureusement rien à cirer, le gus, il s'en
torche. C'est ce qu'il dit, lui, qui l'intéresse et vous n'avez pas intérêt à l'ouvrir, il vous
la fait refermer illico-prestissimo. Il coupe, le vieux birbe, sans état d'âme, vous êtes
là pour l'écouter, quoi, merde, et rien d'autre, point final.
Histoire de se mettre en jambes, il m'a attaqué de suite sur les conférenciers
d'aujourd'hui qui baragouinent franchouille comme des bestiaux texans. Des
intervenants de ce calibre, avec les honoraires qu'ils prennent, sans parler du
défraiement, même pas foutus d'aligner trois mots sans vous en coller deux en
anglais! Du coup on capte un beignet et ces salopards peuvent raconter n'importe
quelle calembredaine sans risquer la contradiction. Une escroquerie, quoi, un pur
scandale.
Et hop, ni vu ni connu, ça lui fait la transition avec 1957, quand c'était lui qui tenait le
crachoir dans je ne sais trop quelle organisation plus ou moins disparue avec la
Quatrième République. A partir de ce moment là, le processus s'enclenche et nul ne
peut plus rien arrêter. On dirait Cancellara quand il met tout à droite et qu'il part
seul sans s'occuper de ce qui se passe derrière. Irrésistible!
Vu le délai de route, tout allait y passer. A commencer par les sombres périodes de
la guerre au cours desquelles le jeune Blaise, résistant à la tentation de rejoindre la
Résistance, s'était consacré, dans le sillage de son oncle Etienne, Beurre-Oeufs-
Fromages, à l'approvisionnement alimentaire de ses infortunés compatriotes.
Enfin, pas vraiment les plus infortunés, faut dire.
L'apprentissage de la vie des affaires dans le cadre d'un marché vicieusement
qualifié de "noir" par des irresponsables mal-intentionnés, permit à notre héros
d'acquérir les bases nécessaires à la réalisation subséquente d'une grande carrière
de bienfaiteur, conséquemment rémunéré, de l'Humanité. L'Afrique-Noire constitua
en effet, le théâtre de ses activités d'après-guerre et lui offrit l'occcasion de mettre
à profit ses capacités à faire suer le boubou et fructifier le Franc-C.F.A.
En général, à ce stade de l'histoire, interviennent les allusions discrètes à
la vie sexuelle du colonial en pleine possession de ses moyens, dont l'essentiel
de l'existence consistait, selon lui, à se taper les femmes des copains émoussés
par l'excès de Whisky - salopes comme pas permis- ainsi que les petites noirpiotes
tout juste pubères qui faisaient office d'amuse-gueule. Et à partir de là, elles mettent
un terme à la discrétion, les allusions Sanzeliennes, ça devient carrément du
souvenir précis, évocateur, émouvant et passible de vingt ans de réclusion criminelle.
Enfin, je veux dire si les choses se déroulaient ici et maintenant, comme disait l'autre
salope. Parce qu'à l'époque, en Oubangui-Chari, n'est-ce pas...
L'avantage et l'inconvénient, en même temps, de ce type de monologue récurrent
c'est que vous précédez l'orateur. Forcément puisqu'ayant entendu la fable une
bonne douzaine de fois vous la savez encore mieux que lui, si ça se trouve.
Vous pouvez ainsi vérifier le bon déroulement du discours et veiller à l'absence de
variantes susceptibles d'induire un doute sur l'authenticité des évènements rapportés.
En revanche, ça finit un peu par lasser, à la longue, sauf qu'avec le vieux kroumir
en cause, vous avez intérêt à donner l'impression de suivre et pas de précéder ou,
pire, de vagabonder dans des rêveries parasites . Il vérifie, Pépère, il vous observe
du coin de l'oeil, histoire de s'assurer du caractère soutenu de votre attention.
En cas de doute, il vous balance des "n'est-ce pas" des "pas vrai" et des "tu crois
pas" qui nécessitent, a minima, de branler le chef d'un air entendu, un "oui" franc et
massif se révélant toutefois indispensable de temps en temps afin de varier un peu
les plaisirs. Sauf, bien sûr, quand l'interrogation appelle le "non", auquel cas mieux
vaut ne pas se gourer, sans quoi, soupçonneux mais opiniâtre, il recommence tout,
le Blaisou, impitoyablement!
Il a parfois tendance, allez savoir pourquoi, à sauter du coq à l'âne ( voire, selon le cas,
du cocu à l'anus). Cette fois-ci, à passer quasiment sans préavis de la manipulation
polissonne de l'Africaine fraîchement nubile à la campagne de la présidentielle.
Oui mais non! Pas celle d'aujourd'hui, de présidentielle, il s'en fout de celle-là. Que
voulez vous qu'il ait à en dire, Sanzel? Le présent, par définition, ça ne se raconte pas.
Le futur, à la rigueur, si vous êtes vous même candidat, mais le présent jamais. En
aucune façon.
Non, il m'a raconté celle de 81, de campagne, en long en large et en travers. Elle lui
a bien plu, celle-là. Il faut dire qu'il aimait bien Tonton. Ca lui rappelait les souvenirs
plaisants d'une gestion musclée des "évènements" d'Algérie. Et puis, attention, il
est de gauche, Blaise et pas d'aujourd'hui. Ca remonte à la libération, quand il a
senti venir la jolie brise de l'épuration et jugé opportun de se placer du côté du
manche. Sans oublier que la Gauche, c'est excellent pour les affaires. En tout cas,
Blaise, il n'a jamais eu à s'en plaindre. Surtout dans les colonies aux époques de
Vincent Oriol et de René Coty. Qu'est-ce que ça marchait bien de ce temps-là.
Voilà pourquoi, quand il a capté que c'était foutu pour Giscard, ses potes du R.P.R.
l'ayant affranchi du largage de l'Auvergnat, il a fait la campagne de Mitou. Avec
l'énergie que confère aux âmes pures la conviction sincère du militant et non
sans avoir,au préalable, effectué quelques rapides incursions en Suisse histoire
de préserver l'avenir. Bien sûr, il ne collait pas les affiches, Sanzel, vous pensez.
Non, lui, il parlait. D'ailleurs à la réflexion je me demande bien comment il a pu
réussir son coup, le Mitterrand, avec un handicap pareil!
Bref, je vous fais grâce du reste mais ce type m'a cassé les burnes pendant tout le
voyage, soit près de quatre heures avec les embouteillages.
Il m'a laissé quasiment pour mort, sur le pavé, avec la chetron comme une pastèque
d'Europe Ecologie les Verts!
Même que j'ai eu du mal à retrouver ma bicyclette et que j'en ai chié comme un russe
pour regagner ma cagna.
En vérité, je vous le dis, la prochaine fois, sil y en a une, que je vais assister à une
merderie de congrès, tant pis, je loue une bagnole!
Bonne continuation.
Et merde pour qui ne me lira pas (dont Blaise, évidemment).